La nuit, toutes nos nuits...
La nuit, toutes nos nuits... s’inscrit dans la continuité de la recherche entamée avec l’Eloge de l’intime. Loin du rapport scène-salle traditionnel, les comédiens et le public partagent le même espace, les mêmes matelas, chaises et coussins, la même nuit. Tous attendent ensemble la tombée du jour, tous s’enfoncent ensemble dans l’obscurité... Pendant le voyage, la rencontre entre acteur et spectateur sera concrète, marquée par la proximité et la matérialité des corps. Les rôles ne seront pas toujours clairs et sembleront pouvoir changer à tout instant. L’infime, l’éphémère, le précaire s’offriront ainsi aux sens d’une petite cinquantaine de personnes.
La nuit, toutes nos nuits... est né d’un assemblage de textes dont la trame s’est dessinée au fil des improvisations. Se succèdent et se mêlent ainsi de troubles images nocturnes et des fragments de littérature scientifique et poétique, de la conférence moderne à l’interprétation antique des songes, en passant par les incantations de Michaux, Parant, Manganelli ou encore Kafka. Les comédiens partagent leurs cauchemars, leurs insomnies et leurs rêves... La nuit abrite toutes les déraisons, toutes les fragilités. Le corps se fait autre dans l’obscurité, la réalité vacille comme la flamme de la dernière bougie.
Avec la nuit descendent les ténèbres qui déjouent le rôle conventionnel du regard. L’éclairage sera un élément essentiel dans cette exploration du visible et de l’invisible. Sa présence et son absence participeront à l’élaboration d’un rapport singulier à la chose vue et entendue. La nuit, comme le noir avant la représentation théâtrale, est un lieu qui éveille l’imaginaire du spectateur. Explorer la poétique de l’obscurité suscite le fantasme, invite au rêve, faisant apparaître l’« à peine visible »... L’émotion du théâtre n’est-elle pas simplement celle, immense et magique, de l’apparition et de la disparition des acteurs ?
Chaque soir, chaque spectateur occupera une place particulière au sein de ce dispositif, d’où il ne pourra percevoir l’ensemble de la représentation : il fera ses propres rencontres et tissera son propre récit nocturne. Tous ensemble et chacun à sa manière. Au fond de la nuit. En toute intimité.
Une expérience sensible, tactile d’un théâtre du "concret" où l’expérimentation directe de la plongée dans l’obscurité par le spectateur se double d’une dimension poétique et métaphorique.
Pascal Crochet
Les yeux fermés, on a des visions intérieures.
Des milliers et des milliers de points microscopiques fulgurants, d’éblouissements diamants, des éclairs pour microbes.
Des palais aux tourelles innombrables, qui filent en l’air sous une pression inconnue. Des arabesques, des festons. De la foire. De l’extrémisme dans la lumière qui, éclatante, vous vrille les nerfs, de l’extrémisme dans les couleurs qui vous mordent, vous assaillent, et brutales, blessantes, leurs associations. Du tremblement dans les images. Du va-et-vient. Et si j’allais ne plus rencontrer que le noir. Si j’allais, dehors comme dedans, me trouver à tout jamais dans le noir.
Michaux
Si on voyait tout, s’il n’y avait pas la nuit qui entoure le jour, on ne dirait rien, on ne saurait pas comment s’appellent les choses. Les choses ont un nom parce qu’elles sont avant tout dans la nuit, invisibles et touchables. Nous avons appelé les choses pour les rendre visibles et c’est quand elles nous ont entendus que nous les avons vues.
Nous avons crié dans la nuit sans fin pour faire apparaître la lumière du soleil. Car sans notre cri nous n’aurions pas reconnu la lumière, nous n’aurions pas eu de mémoire et tout serait resté dans l’obscurité en feu. Nous touchons pour faire parler le monde, pour que le monde ne soit pas muet. S’il n’y a pas de lumière sans obscurité, c’est parce que sans les mains il n’y a pas d’yeux qui voient l’intouchable, il n’y a pas de mots.
Jean-Luc Parrant
Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n'avais pas le temps de me dire : «Je m'endors». Et, une demi-heure après, la pensée qu'il était temps de chercher le sommeil m'éveillait; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière; je n'avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier; il me semblait que j'étais moi-même ce dont parlait l'ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François 1er et de Charles-Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil; elle ne choquait pas ma raison mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n'était plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d'une existence antérieure; le sujet du livre se détachait de moi, j'étais libre de m'y appliquer ou non; aussitôt je recouvrais la vue et j'étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être; j'entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d'un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l'étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine; et le petit chemin qu'il suit va être gravé dans son souvenir par l'excitation qu'il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour. J'appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l'oreiller qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance. Je frottais une allumette pour regarder ma montre. Bientôt minuit. [...]
Marcel Proust
La nuit, toutes nos nuits... explore notre rapport intime à l’obscurité. Un ovni théâtral, par un de nos créateurs les plus originaux et sensibles: Pascal Crochet. Le théâtre de l’intime, de la proximité, de la fragilité des perceptions, l’abolition de toute frontière entre la scène et la salle... Entrez dans l’univers poétique et sensuel de Pascal Crochet [...]. Inclassable, solitaire et nomade, toujours sans subvention en dépit d’un travail formidable sur l’essence même de la relation des corps dans un espace-temps qui fonde le spectacle vivant. [...]
Michèle Friche, le Vif/L’Express
Pascal Crochet questionne le spectaculaire et le privé. Concepteur et metteur en scène, [...] il interroge inlassablement le théâtre, ce singulier rapport de l'humain au monde : un miroir où se reconnaître, parfois déformé, une serrure par laquelle regarder [...] Le théâtre aussi comme vecteur de l'instant, comme lieu de partage, comme écrin de l'échange. [...] Un voyage où s'esquissent l'infime, l'éphémère, le précaire. Voici donc "La Nuit, toutes nos nuits...", ce moment de l'intime absolu, du rêve, du cauchemar, de l'insomnie, de l'abandon. Ce lieu des fragilités et des folies, où "la réalité vacille comme la flamme de la dernière bougie".
Marie Baudet / La Libre Culture
[...] l'ouverture fait encore partie de ce nouveau spectacle : ouverture de l'espace scénique aux spectateurs, de l'espace sémantique aux imaginaires. "Faire travailler l'imaginaire. C'est ainsi que le spectateur est actif" - dont acte. Ouverture au sensible, dans la proximité; la vue et l'ouïe ne sont plus seules sollicitées. Quelque chose est ouvert là aussi, bien plus qu'ailleurs, au vagabondage de l'esprit, à l'association d'idées, aux échos qu'éveillent en chacun ces textes, ces mouvements, ces présences. [...] Tissé de textes divers, mais aussi d'improvisations nées de la matière littéraire, et bien sûr habité des personnes que sont avant tout les acteurs, le spectacle apparaît d'autant plus hétéroclite qu'il ne livre jamais un point de vue unique, un tableau univoque, car le spectateur voit, entend, devine, ressent - et manque - autre chose que ses pairs assis ailleurs. Cet éclatement tantôt semble servir un propos presque didactique, tantôt frôle l'abstraction. C'est tout l'intérêt mais aussi la fragilité d'un spectacle dont la matière même, mouvante sans arrêt sinon émouvante, navigue dans les eaux noires du songe et de l'humour, de la sensualité et du cauchemar.
Marie Baudet / La Libre Belgique
On pouvait craindre d'une pièce sur la nuit qu'elle agisse comme un somnifère. Pourtant, c'est tout le contraire qu'accomplit La nuit, toutes nos nuits de Pascal Crochet, poétique insomnie éveillant nos sens. Même les matelas et coussins accueillant une petite cinquantaine de personnes dans une intimité moelleuse n'ont pas eu raison des spectateurs les plus fatigués. On plonge dans ce voyage au cœur de la nuit, terre de fantasmes, d'angoisses, de solitude, de dérives et de désir, en compagnie de cinq excellents comédiens. Avec eux, la nuit devient plus prégnante que nos jours. Inversant le processus classique consistant à entourer de noir le début et la fin d'une pièce, les éclairages de Quentin Rommelaere nous accueillent en pleine lumière pour nous enfouir peu à peu dans l'obscurité jusqu'au lever du jour (artificiel) à la fin du spectacle. Installé au cœur même du décor, on commence par attendre que la nuit vienne [...]. Papillonnant d'un spectateur à l'autre pour s'adresser à lui les yeux dans les yeux, les comédiens nous entraînent dans leur incursion nocturne.
Cette proximité, déjà amorcée dans son précédent Eloge de l'intime, Pascal Crochet l'enveloppe ici d'une puissante corporalité dans le jeu, même si, une fois la nuit venue, ces corps deviennent fugitifs. Parce que la nuit, tout devient mystérieux ou monstrueux, les comédiens laissent libre cours à leurs pulsions dans des solos presque chorégraphiés. Certains espionnent le public avec une lampe de poche, d'autres se déhanchent dans une ambiance fluorescente de boîte de nuit, d'autres se fuient dans un grand lit. Le tout entrecoupé de textes de Michaux, Kafka ou Proust, et d'une bande-son conçue par Catherine Graindorge, entre musiques baroque et techno. Bonne nuit !
Catherine Makereel / Le Soir
Création en octobre 2007
Distribution
Conception et Mise en scène
Pascal Crochet
Collaboration à la création
Hélène Cordier
Jeu
Angelo Dello Spedale
Sophie Descamps
Anne-Rose Goyet
Cécile Leburton
Renaud Van Camp
Création musicale
Catherine Graindorge
Création lumières
Quentin Rommelaere
Scénographie
Christine Flasschoen
Costume
Laurence Hermant
Photographe
Chloé Houyoux Pilar
Régie
Gauthier Minne
Diffusion
Roxane Lefebvre
Stagiaire régie
Julie Verniers
Stagiaire assistanat à la mise en scène
Patricia Barakat
Stagiaire scénographie
Margaux Schwarz
Production
Production Théâtre Par-delà, en coproduction avec le Théâtre Les Tanneurs, la Maison Folie et le Théâtre de l’Ancre
Avec l’aide de la CAPT de la Communauté française de Belgique.