Préparatifs
En mars 2020, nous répétions Préparatifs depuis une semaine lorsque le confinement s’est imposé. Dans le projet, il était question d’un monde vacillant où des silhouettes se rassemblent pour de singulières communions sociales. Ils hésitent jusque dans la langue et ne savent plus vraiment à quoi se raccrocher. Depuis tout a changé et rien n’a changé !
Pascal Crochet
Être en préparatifs, c’est être dans un entre-deux : dans la conscience de ce qui va se perdre et dans l’attente de ce qui pourrait survenir. Préparer une fête, c’est facile ; mais comment prépare-t-on le monde de demain ?
Sur scène, six individus tentent de vivre ensemble, de faire collectif et de partager la confusion qui les habite. Les temps sont à l’inquiétude, mais lorsqu’iels s’y confrontent, l’étrangeté et le cocasse ne sont jamais loin.
Pour sa nouvelle création, Pascal Crochet s’est entouré d’une équipe d’acteurRICEs – danseurEUSEs – bricoleurEUSEs. Il poursuit sa recherche d’un théâtre où le corps, le texte, les couleurs et les matières sont autant d’invitations à l’imaginaire du spectateurRICE.
Avec Préparatifs, il pose un regard poétique et décalé sur le monde contemporain.
RIDEAU : Ta nouvelle création s’appelle Préparatifs, au pluriel. Ce sont des préparatifs pour un dîner, une fête, une réunion ? Ce matin en répétitions tu parlais de « se préparer pour demain ».
Pascal Crochet : C’est un peu tout ça à la fois. C’est un titre que je voulais assez ouvert. L’idée de se préparer à des choses qui vont venir. Quand on se prépare à quelque chose, on est entre deux ou plusieurs choses. On est dans une situation de déséquilibre, d’instabilité. Ce n’est pas nécessairement négatif - dans le cas d’une fête par exemple. Je voulais que le spectacle raconte l’idée de choses qui se préparent, multiples, dans une situation d’inconfort. Entre deux chaises, entre deux décisions.
Quel a été le point de départ de ce spectacle ?
Le point de départ, c’est un texte de Peter Handke : Le poids du monde. Un journal qu’il a rédigé pendant un an et demi, deux ans. Une série de fragments, des choses qu’il a notées dans son quotidien. Des choses vues, rêvées, pensées. Je trouvais la forme très intéressante. Ce sont presque des haïkus. Des textes courts, ciselés, parfois cruels et noirs, sur les actes qu’on pose, les scénarios qui se dessinent dans la ville, les bistrots. Comment les gens font avec eux-mêmes, comment ils font avec le monde. Je trouvais l’écriture très visuelle, très cinématographique – Peter Handke a fait du cinéma à une époque. C’est parti de ça. Je me suis dit : je vais regarder autour de moi, faire l’exercice moi aussi. Comment ça se passe dans le métro par exemple.
Préparatifs n’observe pas un schéma narratif classique. Il n’y aura pas ‘’une’’ histoire. Est-ce qu’on peut dire que plusieurs histoires se racontent ?
Il y a une histoire qui est le collectif. Comment un collectif se saisit d’une question, d’une thématique. Un groupe d’hommes et de femmes entre dans un lieu, le découvre, y emménage. S’il faut trouver une ligne dramatique, ça c’est le minimum garanti ! On en donne les signes au début : il y a des caisses qui rentrent et quelques réflexions : « oh c’est beau ! », « oh il y a plus d’air ici ». Après on ouvre ces caisses, on découvre ce qu’elles contiennent. Chaque caisse est une histoire potentielle. Il n’y a pas une histoire mais des histoires avec des intensités. Ce qui m’intéresse au théâtre, c’est créer une succession d’intensités qui vont dans des directions différentes. Des intensités qui – et là on rejoint un peu Peter Handke et le projet initial – parlent du monde d’aujourd’hui de façon poétisée, décalée.
Comme dans la séquence des excuses… (ndlr Le matin, les acteur.ice.s répétaient une séquence dans laquelle ils s’excusent jusqu’à l’absurde)
Oui. On est dans un monde qui est à la fois de plus en plus violent – il y a de la violence partout, dans les rapports humains, sociaux, économiques… où en même temps on demande aux gens de porter beaucoup de choses. On est responsable de tout aujourd’hui, de la poubelle qu’on sort, du tri sélectif, de ce qu’on mange, de comment on le mange… Et beaucoup de gens s’excusent. Je pense à cette phrase qu’on entend tout le temps : « pas de souci ». Quand j’entends ça, je me dis qu’il y a un gros souci. La séquence des excuses parle de ça.
J’ai appris que tu travaillais depuis longtemps au Centre de Santé Mentale Antonin Artaud, est-ce que ça a une incidence sur la façon dont tu regardes le monde ?
Là-bas je travaille avec des gens qui souffrent - mais pas seulement. Ils inventent des dispositifs pour tenir le coup. Au théâtre je trouve ça intéressant. Dans la rue, dans les espaces publics, tu peux croiser des gens qui font des trucs bizarres, disent des trucs étranges… C’est leur manière d’inventer quelque chose pour ne pas mourir. Il y a une dimension inventive qui me nourrit. La folie, c’est la pointe de l’iceberg. Mais on est tous fous… On bricole des trucs, on fait comme on peut. C’est touchant de voir des gens qui inventent pour tenir le coup. Il y a ça dans mon travail, des gens qui essaient.
Est-ce que le spectacle parle de la possibilité, de l’impossibilité d’être ensemble ?
Oui, ça parle de ça aussi. Il y a une grande table et il y a plusieurs séquences où ils se rassemblent et essaient, avec un scénario branquignol. Ils se donnent un thème et essaient d’être ensemble. Ils ont des tentatives de faire collectif ; ça marche plus ou moins.
Le poids du monde est écrit de façon fragmentaire, est-ce ainsi que le spectacle sera construit ?
Oui. C’est comme une partition. Ce qui m’intéresse aujourd’hui au théâtre c’est le fragment. On agence des pièces de différents puzzles. Un paysage, un Renoir… On les met ensemble sans savoir à quoi l’image finale va ressembler. Aujourd’hui on ne peut pas être dans une pensée unifiante. Le fragment permet d’ouvrir, de passer d’une chose à l’autre. On peut parler du tout petit, du collectif ou ne plus parler et laisser le spectateur voguer dans son imaginaire.
J’ai la sensation que, dans ton travail, le texte est un fragment au même titre que les autres.
Oui. Le texte fait partie du tout. Au même titre que les corps, la musique, la lumière, les objets. Comme on est au théâtre, dès que ça parle on se dit que c’est le centre. Mais pas nécessairement. Il y a des choses qui travaillent en juxtaposition.
Sur le plateau, il y a un livre ouvert posé en équilibre sur l’accoudoir d’un fauteuil. Qu’est-ce qui sera lu ?
Dans mon travail, il y a quelque chose d’autobiographique. Les livres sont importants pour moi. Ils m’ont protégé du monde. C’est pour ça qu’il y a un livre sur le fauteuil rouge. Peut-être qu’ils lisent une histoire, peut-être que c’est un livre rempli d’histoires, peut-être qu’ils n’en lisent pas.
Dans tes spectacles, il y a une approche du corps presque chorégraphique. Dans Préparatifs, tu travailles avec une circassienne. C’est la première fois ?
Oui c’est la première fois. J’ai donné un atelier d’une semaine qui s’adressait à des circassiens et Sarah était là. Il y a eu une évidence. Sur la présence du corps, comment elle bouge… Je ne me suis pas dit : « je veux travailler avec un.e circassien.ne… » C’est toujours une histoire de rencontres. Quand elle a dit qu’elle faisait du fil, on a mis un bout de scénographie pour elle, on lui a réservé un espace. Il y a cette idée de travailler à partir des compétences poétiques, de la puissance de chacun. Il y a 6 personnes et chacun.e a une manière d’être, une façon de travailler. Ce n’est pas moi qui dis « Ca doit être comme ça» C’est plutôt : « Partage avec nous comment tu comprends les propositions. Pars de toi, pas de moi ».
Il y a une grande confiance accordée aux interprètes. Comment travailles-tu avec eux ?
Il y a des thèmes d’improvisation à partir desquels ils travaillent et puis on se dit « Ca c’est intéressant » ou « Moi j’ai vu ça ». Le spectacle s’écrit en direct. Si c’était 6 autres personnes, ce serait un autre spectacle.
Parlons de la scénographie. Donc il y a ces caisses qui arrivent, un espace dédié à l’élévation avec la circassienne…
Il y a aussi des planches colorées qu’on a appelées des Malevitch en référence au peintre. Et il y a un tapis qui entre. Ça peut paraitre idiot mais en te parlant je me dis : s’il n’y avait pas de tapis, il n’y aurait pas d’histoire. En mettant le tapis, on pose un plateau de théâtre. On met une grande table dessus, et ça aussi c’est un plateau. Une petite table et c’est encore un plateau. On multiplie les espaces de jeu. Au début il y a une séquence qu’on appelle « les lapins » qui ne peut exister que parce qu’il y a un tapis. Pas de tapis, pas de lapins !
Il y a des espaces différents…
Il y a le couloir qui se trouve à l’arrière. C’est un univers onirique par lequel on fait entrer des choses, les Malevitch par exemple. C’est une espèce de contrepoint à l’univers à l’avant qui est -même s’il est décalé – très matérialiste, très concret.
Ce matin la musique était très présente. Elle le sera aussi dans le spectacle ?
Oui. J’ai un univers de musiques assez atmosphériques. Je travaille avec Raymond Delpierre depuis des années et il va venir avec des propositions aussi. J’aimerais qu’on introduise des musiques qui rompent avec les basses, le côté incantatoire. J’ai confiance en la musique, je ne la prends pas comme quelque chose d’illustratif. C’est une passerelle incroyable pour le spectateur, un énorme vecteur d’émotions.
Dans une réplique, Sarah pose cette question : « Est-ce qu’on ne pourrait pas s’élever un peu ? » S’élever pour accéder à une forme de beauté ?
Sombrer dans la mélancolie, dans le noir, c’est pas mon truc. Il y a une forme de résistance. Ça ne veut pas dire que tout est beau. C’est mesurer comment un spectacle, un livre, une œuvre musicale, une image peuvent sublimer. Faire le le contrepoint d’un monde qui est sombre, au bord de… Faire œuvre d’émotion c’est pas mal… C’est important d’avoir un moment où on se dit « tiens, ça m’a touché ». C’est déjà ça.
Tu veux ajouter quelque chose ?
Dire qu’on fait un spectacle qui se présente comme un moment d’intensité poétique. On ne vient pas défendre une idée, un principe. Il y a suffisamment d’espaces aujourd’hui qui affirment des choses, qui disent « c’est comme ça », « c’est bien », « c’est mal ». C’est l’histoire d’une pensée binaire et ça ne fait rien avancer ça n’élabore rien en regard de la complexité du monde, du vivant.
Propos recueillis par Émilie Flamant
Pour clore son cycle de collaboration avec le Rideau de Bruxelles, Pascal Crochet (récemment aussi programmé aux Martyrs, et désormais associé à la gestion du Boson) voulait un spectacle qui raconte "l'idée de choses qui se préparent, multiples, dans une situation d'inconfort. Entre deux chaises, entre deux décisions".
Sous le titre à la fois banal et suggestif de Préparatifs, les personnages prennent possession d'un endroit, en éprouvent les dimensions, y déroulent un tapis, y testent des couleurs, y déballent des cartons. Comme à son habitude, le metteur en scène sculpte l'espace par le son (avec la complicité de Raymond Delepierre), la lumière (Florence Richard), des extraits de textes projetés – comme autant d'intentions affichées, surtitrant l'allégorie de ce théâtre fait d'abord d'images et de présences.
La scénographie d’Olivier Waterkeyn tire un beau parti du plateau du Rideau, jouant autant sur les dimensions, la profondeur, que sur les textures, les couleurs – comme celles dont le groupe examine les échantillons, dans l’idée de s’imaginer un avenir en bleu, en jaune, en vert.
Assisté par Stéphanie Goemaere pour la mise en scène, et par Anne-Rose Goyet pour le travail du mouvement, Pascal Crochet accompagne Sarah Devaux, Alexandre Duvinage, Thierry Lefèvre, Sarah Messens, Marie Phan et Charly Simon ("si c'étaient six autres personnes, ce serait un autre spectacle") dans des échanges parfois dialogués, souvent simplement articulés par le geste – y compris circassien –, le rapport des corps assemblés et distincts. Avec aussi ce gimmick très théâtral, presque scolaire, du regard ostensible, voire du doigt pointé, pour signifier l'attention de l'interprète et appeler celle du public. Le suggestif alors parfois devient démonstratif, au risque de menacer de grandiloquence ce théâtre d'atmosphère, tout en apparente simplicité et subtiles oscillations.
Avec cette sorte d'essai sur l'essai dont la création fut repoussée par la pandémie, Pascal Crochet tente une poétisation de l'être ensemble. Un questionnement irrésolu, en écho au "Est-il arrivé quelque chose ?" de Peter Handke.
Marie Baudet / La Libre Belgique
Création en avril 2022
Représentations
Du 19 avril au 7 mai 2022
au Rideau de Bruxelles
réservations en ligne ou au 02 737 16 01
Distribution
Conception et mise en scène
Pascal Crochet
Jeu
Sarah Devaux
Alexandre Duvinage
Thierry Lefèvre
Sarah Messens
Marie Phan
Charly Simon
Collaboration à la mise en scène
Stéphanie Goemaere
Scénographie
Olivier Waterkeyn
Création sonore
Raymond Delepierre & Pascal Crochet
Création lumières
Florence Richard
Travail du mouvement
Anne-Rose Goyet
Création image
Jeannne Cousseau
Régie lumière et vidéo
Gauthier Minne
Régie son
Nicolas Stroïnovsky
Régie plateau
Stanislas Drouart
Habillage
Nina Juncker
Production
Rideau de Bruxelles, La Coop asbl.
Avec l'aide de Distinguo asbl, de La Roseraie et du boson.
Avec le soutien de Shelterprod, Taxshelter.be, ING et du Tax-Shelter du gouvernement fédéral belge.