Photographe : Chloé Houyoux

Continent Kafka

Quelques jours avant de mourir, F.K. se met à avoir des hallucinations… Il voit des insectes sortir des interstices du mur, des silhouettes étranges traverser l’espace de sa vision. Il voit surgir de derrière des portes la multitude des personnages qu’il avait savamment orchestrés durant sa courte vie d’écrivain.

Assis sur un banc, se tiennent serrés ceux qui l’ont accompagné durant sa courte existence ; son père, Félice, Milena ou Dora. Ils sont là pour l’accompagner dans ses derniers moments.

« Voilà, le temps est venu... », se dit-il en se dirigeant vers le vaste mur du fond de sa chambre, où une porte, lui semble-t-il, vient de s’entrouvrir… 

 

Dans ce spectacle qui explore les romans, la correspondance et les éléments biographiques de la vie de l’écrivain, Kafka et son double errent dans l’espace d’un appartement qui peu à peu se démonte et évolue en fonction du récit.  Espace mental qui dévoile sans cesse un ailleurs, un au-delà où surgissent des fragments et bribes de l’œuvre.

Et plus le dispositif s ‘éloigne du spectateur (un mur disparaissant laisse apparaître un autre mur), plus s’agitent des silhouettes et des situations inquiétantes, sorties de l’esprit fiévreux de Kafka.

Pascal Crochet

« Il n'est pas nécessaire que tu sortes de chez toi. Reste assis à ta table de travail et écoute. N'écoute même pas, attends seulement.  N'attends même pas, sois tout à fait silencieux et seul.
Le monde va s'offrir à toi et jeter son masque, il ne peut pas faire autrement, il se tordra d'extase devant toi. »

 

« Enfoui dans la nuit.  Etre enfoui tout entier dans la nuit, comme il arrive quelquefois qu’on enfouisse la tête pour réfléchir.  Tout à l’entour, les hommes dorment.  C’est une petite comédie qu’ils se donnent, une innocente illusion, de penser qu’ils dorment dans des maisons, dans des lits solides, sous des toits solides étendus ou blottis sur des matelas, dans des draps, sous des couvertures ; en réalité, ils se sont retrouvés comme jadis, et comme plus tard, dans une contrée déserte, un camp en plein vent, sous le ciel froid, sur la terre froide ; chacun s’est jeté sur le sol où il était, le front pressé sur le bras, le visage tourné vers la terre, respirant paisiblement.  Et toi, tu veilles, tu es un des veilleurs.  Pourquoi veilles-tu ?  Il faut que quelqu’un veille, dit-on.  Il faut quelqu’un. »

 

« Je cherche toujours à communiquer quelque chose d’incommunicable, à expliquer quelque chose d’inexplicable, à dire quelque chose de ce que j’ai dans la moelle des os et qui ne saurait être vécu que par elle.  Ce n’est peut-être rien d’autre au fond que cette fameuse peur dont je parle si souvent, mais étendue à tout : peur du plus grand comme du plus petit ; peur convulsive de dire un seul mot.  Peut-être pourtant, à vrai dire, cette peur n’est-elle pas uniquement peur, mais aussi désir passionné de quelque chose de plus grand que tout ce qui la provoque.  Toute la faute est à moi : trop peu de vérité de ma part, voilà ma faute ; toujours trop peu de vérité, toujours un tissu de mensonges causés par la crainte, crainte de moi et crainte des hommes !   Cette cruche était déjà brisée longtemps d’aller à l’eau. »

 

« La place la plus avantageuse pour enfoncer un couteau paraît situer entre le cou et le menton.  On lève le menton et l’on pique le couteau entre les muscles contractés.  Mais il se peut que cette place ne soit avantageuse qu’en imagination. »

 

« Comme s’il les mots étaient de la viande crue, de la viande coupée à même ma chair. »

Franz Kafka

« Entre humour (noir) et onirisme (angoissant), le cheminement du spectacle s'abreuve au "Château", au "Procès", au "Disparu", il puise aussi dans ses nouvelles, sa correspondance à sa famille, à ses "amoureuses"... Mais rien là-dedans qui prennent des airs d'adaptation littéraire, d'explication de textes ou de recensement des thèmes kafkaïens. Pascal Crochet aime l'ellipse, il répugne à affirmer, à nous gaver, Il glisse d'une suggestion à l'autre, comme ces panneaux et cloisons sur le plateau, ces portes entrouvertes ou fermées, qui s'effacent ou s'emportent, laissant apparaître les arrière-plans... et les pensées secrètes.

Le texte ? Rare, il surgit par petites phrases comme dans la bouche de la logeuse, personnage récurrent chez Kafka, il surprend par la parabole de la loi adressée à Joseph K, héros du "Procès". Le fil rouge du "Continent Kafka" ? Plus une mosaïque qu'un fil, sertie dans les derniers jours de l'écrivain. Les hallucinations et les souvenirs y trament la vie de cet homme malingre, juif praguois, mort à 41 ans de tuberculose et dont on ne devinera la maladie que par la tâche rouge qui ne cesse de grandir sur la nappe blanche. L'homme et l'écrivain se passent le relais. Il est aussi cet auteur incompris par sa famille, à qui il offre ses livres et qui ne sait qu'en faire, se les refile comme s'ils lui brûlaient les doigts, une famille agglutinée sur un banc : séquences fortes et drôles qui touchent à la pantomime. (…)
Pascal Crochet, danseur et comédien, est passé maître dans l'art de faire parler les corps, de les chorégraphier dans la tension et dans l'étrangeté méticuleuse, solitaire ou chorale. Et ses comédiens maîtrisent cet art si singulier et fascinant : Anna Cervinka, Angelo Dello Spedale Catalano, Anne-Rose Goyet, Jean-François Pellez, Nathalie Rjewsky, Simon Wauters, Jérémie Siska et Thierry Lefèvre.  Que de significations imaginables! Un spectacle d'une intelligence rare, qui peut désarçonner, mais qui peut aussi se savourer sans connaître Kafka dans ses retranchements. »

Michèle Friche / Le Soir

 

« …Et voilà ce que traduit son spectacle : le paradoxe d’un homme à la vie misérable-aspiration artistique incomprise, fatigue, hypocondrie, angoisses-accouchant d’une œuvre charnière, porte d’entrée de la littérature dans la modernité du XXe siècle.

Une porte….Non sans irone dans le rappel du vaudeville, la scénographie en fait un gimmick, autant qu’une métaphore des voies de l’inconscient.  Ouvertes, closes, claquées, déplacées, les portes dévoilent ou referment le champ des possibles.  Cette oeuvre si singulière, contenant tout et son contraire, tendant même à la dissolution, est traitée dans « Continent Kafka » comme une matière, un souffle, un songe, voir un monstre vorace.    En imaginant ( plus qu’en figurant)  la fin de la vie de l’écrivain, Pascal Crochet fait cohabiter le burlesque et la douleur, l’humeur et l’humour, fait circuler le rêve et les livres dans les méandres du trivial. (…) « Continent Kafka » se décline en tableaux autant qu’en fables, qui dans la « norme » laissent  advenir l’onirisme et les démons.  Extrêmement visuelle cette création du Rideau de Bruxelles n’omet pas le texte, sans pourtant le traiter-ni surtout le jouer-avec révérence.  « Continent Kafka » est affaire de fragments, de tourments, de drôlerie aussi.  Déconcertant parfois, fascinant souvent. »

Marie Baudet / La Libre Belgique

 

« Une femme aux allures d’insecte se dirige vers le bureau, le frotte méticuleusement, arrache une page du calendrier, scrute le sol et à quatre pattes se met à ingurgiter frénétiquement des miettes. Avant de sortir, elle annonce avec une moue pessimiste que monsieur ne va pas bien. Une santé déclinante que Kafka invoque pour dissuader sa famille de lui rendre visite. Peine perdue. Dans une pantomime burlesque, elle s’impose à son esprit tourmenté. En proie à des hallucinations, durant les derniers jours de sa vie, il se sent assiégé par ses proches mêlés à des personnages de son œuvre. Il revit le mépris de son père, le supplice de l’écriture et l’angoisse de Joseph K., héros du "Procès".  Cependant "Continent Kafka n’est ni un récit biographique ni une illustration de passages de romans. Pour composer cette mosaïque originale, qui matérialise la voix de l’écrivain, sans recourir nécessairement à ses mots, Pascal Crochet a procédé par tâtonnements. Une abondante matière littéraire a été testée par les comédiens et progressivement des textes ont émergé pour nourrir des situations étranges et très souvent s’effacer derrière les images. (…)Franz Kafka est un écrivain majeur du XXe siècle. On croit le connaître par l’un ou l’autre souvenir de lecture et on le réduit parfois abusivement à l’adjectif "kafkaïen". Pour apprécier "Continent Kafka", il faut se débarrasser de ces a priori et renoncer à saisir absolument le sens de telle allusion ou de telle image surréaliste. Au risque de nous décontenancer, Pascal Crochet se refuse à nous imposer une interprétation. Pour nous sensibiliser au combat d’un homme contre la souffrance de vivre et d’écrire, il nous invite à un voyage onirique. Laissons-nous emporter par sa magie. »

Jean Campion / Demandez le programme


« C’est un très beau spectacle à voir. De la poésie pure. C’est n’est presque plus du théâtre. On est à la frontière. C’est une chorégraphie, et les acteurs sont d’une précision hallucinante. Quand deux personnages dressent une table, c’est de la danse contemporaine. C’est d’une beauté, la scénographie est vraiment très belle. C’est un couloir d’un hôtel ou d’un immeuble d’appartements, sur l’une des deux portes il y a un calendrier sur lequel on voit 1924 et Franz Kafka. On sait que c’est la date de sa mort. Une servante vient régulièrement arracher la date du calendrier, ce qui rythme un peu le spectacle. On suit les 5 jours et, des portes, sortent différents personnages qui ont croisé la vie de Kafka ou qui habitaient ses romans.

Si on n’est pas familier avec l’univers de Kafka, on est dans un univers très beau, imagé, presque picturale. Et si on connaît un peu plus l’œuvre de Kafka, il y a la musique juive, son rapport très conflictuel à son père, son rapport aux femmes, à la culpabilité, son obsession d’écrire, ce qui était pour lui une chose fondamentale et pourtant il a demandé à son meilleur ami de brûler toute son œuvre à sa mort. Tout ça se ressent dans le spectacle mais alors il faut une connaissance de l’œuvre de Kafka pour percevoir la thématique. »

Olivier Renotte / Radio Campus

Création en octobre 2012

Distribution

Conception & mise en scène
Pascal Crochet

Assistante à la mise en scène
Roxane Lefebvre

Jeu
Anna Cervinka
Angelo Dello Spedale Catalano
Anne-Rose Goyet
Thierry Lefèvre
Jean-François Pellez
Nathalie Rjewsky
Jérémie Siska
Simon Wauters

Scénographie
Satu Peltoniemi

Lumières
Florence Richard

Costumes
Laurence Hermant 

Son
Pascal Crochet
Raymond Delepierre

Patines
Geneviève Périat

Photographie
Chloé Houyoux Pilar 

Production

Rideau de Bruxelles en partenariat avec le Centre culturel Jacques Franck avec le soutien du Centre des Arts Scéniques

Projet lié

Projet éducatif
Dissiper Kafka